Vue de très loin, au télescope des milliards d’années, l’histoire de l’univers, de la terre et de l’homme peut ressembler à une magnifique et harmonieuse musique de sphères ascendantes. En revanche, plus on se rapproche, plus on regarde près de nous, plus cela grouille dans l’immonde, même sans microscope. On y voit pourtant, de ci de là, de merveilleuses pépites. On ne peut concilier ces deux aspects contradictoires sans changer radicalement de point de vue, pour un point de vue qui ne soit ni lointain, ni rapproché, mais les deux à la fois. Donc un point de vue qui ne peut pas être nôtre. Il y faudrait une révolution plus que copernicienne.
De notre point de vue naïf, celui du jardin terrestre, le soleil tourne autour de la terre. Pour passer au point de vue de Copernic, il suffit d’un peu d’imagination, il suffit de contempler le système solaire depuis un point qui lui est extérieur. Cela, notre cerveau sait le faire, grâce à l’imagination. Mais pour comprendre l’ensemble de l’univers tel que la science le définit aujourd’hui, il faudrait adopter un point de vue qu’on ne peut atteindre par l’imagination. En effet la nouvelle cosmologie, celle d’Albert Einstein, parle d’un espace-temps à quatre dimensions. Nous pouvons à la rigueur le concevoir, mais il reste hors de tout imaginaire, car notre imaginaire, comme nos perceptions d’où il vient, est tridimensionnel.
Pour ma part, comme beaucoup, j’ai recours à un subterfuge. Je réduis par la pensée à deux dimensions, à une surface, notre univers présent à trois dimensions. Cet univers présent n’est alors pour moi que la surface, ou l’enveloppe, de l’univers réel, l’espace-temps, l’univers à quatre dimensions, que je me représente en trois dimensions, sous l’univers présent. Et mon moi présent n’est de même que la surface de l’être réel que je suis, c’est-à-dire un être à quatre dimensions immergé dans l’espace-temps, avec tout mon passé.
On peut donc distinguer l’univers ou nous vivons, un univers tridimensionnel se déplaçant le long de l’axe du temps auquel il est perpendiculaire, et l’univers réel, un univers quadridimensionnel dont l’axe temporel n’est qu’une dimension, comme les trois dimensions spatiales. Notre univers tridimensionnel n’en est que la surface, une surface qui monte à mesure que grandissent les trois dimensions spatiales avec la dimension temporelle. Donc, à notre mort, seule la surface de notre être réel disparaît à la surface de l’univers réel. Mais à l’intérieur de l’univers réel demeure notre être réel constitué de nos surfaces successives passées. Il faut concevoir notre vie comme la gestation de notre être réel, et notre mort en est la naissance.
Il est impossible d’imaginer ce qu’est cet être réel profond, bien qu’il soit fait de l’enchaînement de nos êtres de surface. En tout cas, hors surface, il ne vit pas : hors surface, il ignore le déplacement le long du temps, il est éternel. Plus exactement, il EST. Or c’est le déplacement le long du temps qui crée pour nous les événements. Il crée en particulier le malheur, c’est-à-dire ce qui peut amoindrir ou assombrir, et finit par détruire, notre être tridimensionnel de surface. Tandis que le bonheur est pour lui un épanouissement, le malheur en effet est un événement qui agresse notre être tridimensionnel de surface, au physique, et surtout au psychique. L’être de surface dispose cependant de moyens psychiques (en particulier le sens de la beauté, l’art) qui lui permettent de résister, parfois victorieusement, à cette agression, et d’en sortir agrandi. C’est sans doute ce qu’Aristote appelait la « katharsis » (Poétique 1449 b 26). Ce n’est pas une suppression du malheur, mais un épurement des sentiments pénibles qu’il provoque. Que cette « katharsis » s’opère ou non, l’être de surface survit en tout cas au malheur. Il n’est que la mort pour triompher finalement de lui.
Mais le déplacement sur l’axe du temps ne peut pas détruire notre être réel profond. Il ne peut que prolonger ou achever sa construction. Pour l’être réel donc, l’opposition du bonheur, croissance et conservation, et du malheur, diminution et destruction, n’a pas de sens. Pour l’être réel profond, tout ce qui nous arrive en surface est construction et conservation. Il continue à croître même quand l’être de surface diminue. Il demeure quand l’être de surface disparaît. Ce que nous appelons bonheur et malheur ne peut produire en lui que des zones contrastées, comme pour nous le large et l’étroit, le blanc et le noir. On peut même penser qu’elles peuvent se valoriser l’une l’autre, comme dans un tableau.
C’est peut-être ce que veut suggérer le peintre Soulages, lorsqu’il cherche à faire resplendir la lumière du noir (« l’outrenoir »). C’est la quintessence de l’art : faire briller ce qui est sombre, transformer les émotions pénibles du malheur en émotions de bonheur (« katharsis »). Il n’est d’ailleurs pas anodin que pour l’être humain, l’art, le sens de la beauté, soit le seul élément qui échappe à l’histoire et au progrès : il a quelque chose de l’éternité. Nous avons abandonné les techniques et les morales de nos lointains prédécesseurs, mais nous admirons toujours leurs œuvres. Elles résistent au déroulement du temps. Le sens de la beauté, l’art, peut être pour l’être de surface que nous sommes un baume du malheur (« katharsis »). La religion aussi peut apaiser, être un baume du malheur, mais au prix du mensonge (et si on transforme ses soi-disant vérités en mythes, cela devient de l’art).
Voici bien l’impensable révolution, vraiment plus que copernicienne, selon laquelle le malheur est relatif à notre être de surface : il n’est pas un absolu. C’est à ce prix seulement qu’on peut résoudre les problèmes qu’il pose. Le malheur reste inacceptable pour l’être de surface à trois dimensions que nous croyons être et qu’il tend à détruire. Mais pour l’être réel quadridimensionnel que nous sommes, il n’existe pas puisqu’il est lié au déplacement sur l’axe du temps, qui ne concerne que la surface. C’est donc seulement en quittant notre point de vue d’être tridimensionnel soumis au temps, et en adoptant ce point de vue quadridimensionnel que nous pourrions répondre à l’exigence formulée par le philosophe analytique (théiste) Paul Clavier : « (Dieu) n’a pas le droit moral d’abandonner ses créatures au pouvoir définitif de la mort et de la destruction, à moins qu’on admette que, tout compte fait, il est meilleur pour une créature d’avoir existé, quoi qu’il lui en coûte de souffrances, que de n’avoir pas existé (auquel cas on aurait déjà résolu le problème général de la théodicée : la simple bonté d’exister annulerait toute réclamation contre les tribulations, les douleurs et les souffrances endurées au cours de l’existence. Il y aurait ipso facto compensation). » (Revue philosophique numérique Klèsis, 17, 2010, p. 59).
Cet effacement du malheur dans l’être quadridimensionnel est déjà dur à concevoir pour nous, êtres tridimensionnels de surface inexorablement exposés à ses atteintes. Mais qu’en est-il du mal ? Qu’en est-il de l’injustice ? Si on a dans la construction de l’être quadridimensionnel une « compensation » immédiate au malheur présent dans notre monde tridimensionnel, est-ce que cet être quadridimensionnel offrirait aussi un retournement de la perversité, de la cruauté présente dans notre monde tridimensionnel ? C’est que les méchants sont généralement dans les conflits ceux qui survivent le plus, ceux qui gagnent, ceux donc dont l’être profond continue de grandir. Peut-on justifier ce scandale ?
Pour tenter d’y échapper, je me dis que si tous les malheureux ne sont pas méchants, tous les méchants sont des gens malheureux. Le plus souvent, ils triomphent et ignorent leur malheur, et c’est encore pire, car c’est le malheur quadridimensionnel. Ce qui m’oblige à penser qu’il existe malgré tout un malheur quadridimensionnel, lequel serait irrémédiable, éternel, donc bien pire que le malheur tridimensionnel.
Les méchants sont des gens malheureux qui croient combattre leur malheur grâce au malheur d’autrui. Mais en fait ils le nourrissent : en cherchant à rétrécir l’être physique et psychique de leurs victimes, c’est d’abord leur propre être profond qu’ils isolent et rétrécissent, même quand leur être de surface est florissant. Leur être réel profond en est tout racorni le long de l’axe du temps. Parce qu’il n’est plus relié aux autres êtres profonds. Autour d’eux dans l’univers profond se creusent des vides, des déchirures. Ils sont de plus en plus isolés, tant que leur être de surface ne se rouvre pas aux autres êtres humains de surface.
Les premières communautés humaines sont nées du dialogue qui permet entre les être humains un nouveau type de solidarité, non plus seulement animale. Mais cette solidarité proprement humaine, dès les origines, était très parcellaire et très lacunaire. L’évolution morale de l’humanité est liée à la lutte contre lacunes et ruptures. Si l’humanité s’est toujours donné des valeurs, qui ont beaucoup varié, c’est pour augmenter et améliorer la solidarité entre ses membres. Je considère que le sadisme, la cruauté, l’indifférence, est une rupture de ce contrat humain (rupture de l’empathie). Malheureusement, souvent cette rupture de solidarité affecte tout un groupe d’êtres humains. Le racisme en est la principale manifestation, mais pas la seule. L’ensemble humain est plein de déchirures. On est encore bien loin du point Ôméga, sans rupture de solidarité, dont rêvait Teilhard de Chardin.
(à suivre)