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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 10:13

Dans son amusant petit livre Le puzzle philosophique (Ithaque 2010), Jiri Benovski consacre le premier chapitre aux « déboires d’un punk chauve ».

Il nous y raconte la triste histoire du punk Arthur qui se fit faire par sa coiffeuse une teinture rouge de ses cheveux. Mais la lotion employée par la coiffeuse fut destructrice et il se réveilla le lendemain complètement chauve : « Tous ses cheveux sont tombés dans la nuit » (p.31).

Il porte plainte, mais au tribunal la coiffeuse se révèle être une Dalila métaphysicienne qui prouve au juge par la logique qu’Arthur n’est pas chauve. L’argument repose sur deux prémisses :

1)   Avant d’aller chez la coiffeuse, Arthur n’était pas chauve.

2)   Ôter un cheveu à une personne chevelue ne la rend pas chauve.

Donc si la coiffeuse avait arraché tous les cheveux d’Arthur un à un, aucun de ces arrachages ne l’aurait rendu chauve. Au terme de l’opération, Arthur n’aurait certes eu aucun cheveu, mais n’aurait  toujours pas été chauve, en raison de la deuxième prémisse. Ce n’est donc pas parce qu’Arthur n’a plus de cheveux qu’il est chauve.

 

Cette logique-là a un relent de sophistique qui nous donne envie de la contester. Et Jiri Benovski a la bonté de nous encourager par deux fois à réfléchir nous-mêmes à la mésaventure d’Arthur pour lui trouver une solution. J’ose donc m’y aventurer, me faisant l’avocat d’Arthur.

 

D’abord, je trouve très léger le juge qui a accordé sans barguigner la seconde prémisse à la coiffeuse. Car s’il est vrai que chauve signifie « qui n’a plus de cheveux », le juge aurait dû apporter une restriction capitale : « Oter un cheveu ne rend pas chauve un chevelu, sauf si c’est son dernier cheveu ». Dès lors l’argument de cette Dalila d’un nouveau genre tombe. Arthur est bien chauve et peut obtenir réparation.

 

Je sais que selon le petit dictionnaire Larousse « chauve » signifie « qui n’a plus ou presque plus de cheveux ». On se contente en effet souvent d’un « presque plus de cheveux » pour qualifier quelqu’un de chauve. En ce cas, arracher le dernier cheveu d’un individu, c’est arracher un cheveu à quelqu’un qui est déjà chauve ! Et on ne sait plus quand la victime est devenue chauve. L’argument sert alors à étayer la thèse du vague, qu’il soit ontologique, épistémique, ou sémantique.

 

Mais je mets en doute la seconde définition du dictionnaire. Si un chauve peut n’avoir presque plus de cheveux, qu’est-ce qu’un presque chauve ? Quelqu’un qui n’a presque presque plus de cheveux ? Même mon correcteur grammatical s’insurge devant ce pléonasme. Et comment admettre qu’on puisse encore arracher des cheveux à un crâne chauve ?

 

Il faut donc préciser cette sémantique. Un crâne presque chauve, c’est un crâne qui n’est pas chauve (=sans cheveux) partout, il n’est que partiellement chauve. S’il est chauve (=sans cheveux) partout, il est complètement chauve. « Chauve » signifie toujours « sans cheveu ». Toute partie de la surface du crâne où il y a encore des cheveux n’est pas chauve. Au pire, elle est clairsemée. Et ce n’est que par figure métonymique qu’on peut dire chauve une personne dont seule la plus grande partie du crâne est effectivement chauve. De même, on peut être bronzé, même si tout le corps n’est pas bronzé. « Chauve » et « bronzé » qualifient d’abord des surfaces, avant d’être étendus à des individus.

 

Mais je devine que Dalila la coiffeuse va cesser de faire appel à sa logique absurde pour se défendre. Je devine qu’elle va cette fois faire venir un scientifique avec un microscope pour montrer qu’Arthur, malgré le désastre, a encore sur le crâne de tout petits bouts de cheveux, invisibles à l’œil nu. Donc, si chauve signifie « zéro cheveu », Arthur n’est pas chauve. Dalila triomphe.

 

Les scientifiques cherchent la réalité au-delà des apparences : Le soleil ne tourne pas autour de la terre, c’est la terre qui tourne autour de son axe. Et pourtant le soleil continue à « se lever « et à « se coucher » sous nos yeux. Notre langage courant n’obéit pas à la science. Ce qu’il décrit, ce sont les apparences. Selon le microscope du scientifique, les seules surfaces réellement chauves seraient par exemple une boule de billard, ou le toit d’une voiture. Mais on ne peut traiter ces objets de chauves sans figure de style, sans métaphore humoristique. Une surface chauve est une surface où normalement il y a des poils ou des cheveux, et où ils manquent pour une cause quelconque (âge, accident, maladie). Mais le plus souvent, il y a des restes invisibles.

 

Cependant, je ne puis accepter le triomphe de la coiffeuse, cette Dalila malhonnête qui n’assume pas ses responsabilités. Arthur a toute ma sympathie et je suis d’accord avec lui quand il proteste : « Moi, je me moque de ces bouts de cheveux invisibles qui me restent. Ce qui compte pour moi, c’est que j’ai perdu ce qui faisait ma fierté, ma flamboyante chevelure. De quoi ai-je l’air maintenant aux yeux de mes amis punks ? »

 

Il me semble qu’ici, sans l’aide ni de la logique ni de la science, mais en punk bien né, Arthur fait un grand pas philosophique. Nouveau Samson, il finit par faire tomber les colonnes philistines de la métaphysique. Il nous apprend en effet qu’on est chauve quand on n’a pas de cheveux visibles, ou même mieux : dignes de considération. Ce n’est pas une réalité que décrit un mot du langage courant comme « chauve », c’est un aspect, un phénomène. Qu’importent le nombre et la longueur réels des cheveux. Ce qui compte, c’est l’impression faite aux observateurs, impression souvent subjective, donc variable. Mais elle n’est pas vague pour autant. Arthur est d’autant plus chauve que ses amis sont punks.

 

Monsieur le juge, vous-même voyez bien qu’Arthur est chauve et la coiffeuse reconnaît qu’il ne l’était pas avant son intervention, que sa lotion est cause de son état actuel. Vous n’avez pas besoin d’autre preuve que vos yeux pour condamner cette Dalila à une forte réparation.

 

Un tas de sable

La statuette et le morceau d'argile: un point de vue de linguiste

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