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8 novembre 2014 6 08 /11 /novembre /2014 10:58

Plutarque, dans sa Vie de Périclès (6), raconte que dans la propriété de Périclès était né un bélier avec une seule corne. On demanda au devin Lampon d’interpréter ce prodige. Il y vit un présage annonçant la victoire du parti politique de Périclès. Mais le philosophe Anaxagore disséqua le crâne et montra qu'il s'agissait d'une simple malformation. On donna d’abord raison à Anaxagore, pour avoir trouvé la raison causale. Mais, après le triomphe du parti de Périclès à Athènes, on donna aussi raison à Lampon, pour avoir donné la raison finale. Et Plutarque soutient que l’une ne détruit pas l’autre.

Anaxagore est donc le précurseur lointain de l’attitude scientifique moderne. Celle-ci, armée de la raison, provoque le « désenchantement du monde », selon la formule de Max Weber reprise en particulier par Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, 1985). Ce « désenchantement du monde » a été défini par Catherine Colliot-Thélène, dans Max Weber et l’histoire (1990), « pas seulement la négation de l’interférence du surnaturel dans l’ici-bas, mais aussi : la vacance du sens ».

Une telle « vacance du sens » conduit fatalement à une « philosophie de l’absurde ». L’univers y est conçu comme mené uniquement par Le hasard et la nécessité (Jacques Monod, 1970). Mais s’agit-il encore vraiment d’une philosophie ? En principe une philosophie fonde une morale, un art de vivre, sur une conception du monde. Mais la conception du monde comme absurde ne peut fonder aucune morale. D’où le rejet nihiliste de toute morale. Le nihilisme n’est pas une philosophie, mais la négation de toute philosophie.

Certains cependant refusent le nihilisme en revendiquant une exigence morale pour protester contre l’absurde du monde. Ainsi « l’homme révolté » d’Albert Camus n’affirme une attitude morale que par exigence personnelle, sans référer à un surnaturel, ni à un sens du monde (et sans se demander d’où lui vient cette exigence). Même la simple idée de progrès s’efface. Cette exigence est un mouvement spontané qui n’a aucune assise.

Mais cette position n’est pas tenable. Certes, pour ne pas désespérer, « il faut imaginer Sisyphe heureux », mais c’est impossible. Si vraiment son rocher revient toujours identique à la même place, Sisyphe est dans une impasse absolue. Il n’est même plus un être humain, mais un animal ou une machine...

Pour échapper à cette impasse, il faut penser qu’on ne revient pas à l’identique : le rocher, ou la montagne, s’use, ou bien le rocher ne revient pas exactement au même endroit. Dès lors l’impasse n’est qu’apparente, elle n’est plus absolue : si peu que ce soit, le temps avance, il reste un espoir de progrès.

Ainsi à Lyon, certaines impasses laissent la chance d’une traboule. Une traboule est un cheminement invisible par des couloirs et des cours intérieures. On peut y avancer sans aucun plan selon la nécessité des murs et le hasard des bifurcations. Il y a même des carrefours où l’on peut hésiter et choisir. On ne sait pas où l’on est, on ne sait pas où l’on va, mais on avance. On va ailleurs.

Alors le jeu apparemment aveugle du hasard et de la nécessité ne nous fait pas tourner en rond. La « vacance du sens » n’est plus l’absence totale de sens, seulement notre ignorance du sens. Il y a un sens, mais nous ne pouvons le voir là où nous sommes. Certes, jusqu’à présent, construction et destruction se sont succédées sans cohérence. Mais la construction l’a toujours emporté. Depuis le big-bang, depuis l’apparition de la vie,  on est allé vers du plus complexe. Et nous avons beaucoup de recul. On peut donc se faire une petite idée d’un sens passé et espérer pour l’avenir.

Néanmoins les devins comme Lampon et les prophètes sont bien présomptueux, eux qui croient pouvoir interpréter les événements du monde comme s’ils voyaient le sens du monde là où ils sont. C’est Anaxagore qui avait raison, lui qui s’en tenait au strict enchaînement observable des causes et des effets, tout en supposant à l’origine de tout cela un sens universel inconnu, qu’il appelle le Νοῦς (on traduit souvent « l’Esprit », mais il vaut mieux ne pas traduire).

Malheureusement, on a surtout retenu la déception exprimée par Socrate dans le Phédon de Platon (97b-99d). Celui-ci reproche à Anaxagore de ne pas voir l’action du Νοῦς à l’œuvre dans le monde. Avec la science moderne, nous avons réappris la modestie d’Anaxagore : nous ne voyons que les mécanismes du monde, ses intentions nous échappent. Sur ce point, nous ne pouvons faire que des hypothèses, toujours provisoires, que nous suggère l’expérience du passé. La morale que nous en tirons n’est ni infondée, ni absolue. Elle est expérimentale et évolutive.

La science moderne a donné raison à Anaxagore contre le Socrate de Platon. Hélas, beaucoup de nos penseurs contemporains ne s’en sont pas encore aperçus. Sans doute est-ce dû au poids de la tradition théologique chrétienne. Anaxagore pourrait nous apprendre à revenir à un Dieu inconnu et inconnaissable, au Dieu absent, à mi-chemin entre le désespoir de l’Absurdie et les fééries menteuses d’un monde enchanté.

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